La présence bienveillante et serviable du premier praticien-servant, Arno Stern, a été pour moi une révélation d’une autre façon de transmettre et d’une manière efficace de transformer nos relations hiérarchiques. C’est par l’exemple que nous apprenons les uns des autres, pas par de longs discours. Ce rôle particulier du servant réanime également le désir d’aider, d’être serviable chez les participants du jeu de peindre. Souvent, les familles témoignent d’un changement d’attitude, des relations différentes, moins intrusives et plus respectueuses.
C’est aussi le sujet du livre de Michaeleen Doucleff : Chasseur, Cueilleur, Parent.
Épuisée, en dépression, Michaeleen ne sait plus comment agir avec sa fille de 3 ans. Leur quotidien est devenu un enfer. Plutôt que de persister à chercher des conseils auprès des spécialistes, elle décide de se tourner vers les super-parents du monde entier, dont les outils et les connaissances peuvent se vanter d’avoir quelque chose que les nôtres n'ont pas : l’épreuve du temps et les chiffres. Elle part avec sa fille s’immerger de ces savoir-faire ancestraux chez les Mayas, les Inuits et chez les Hadza. Elle découvre des enfants responsables, autonomes, participant de leur plein gré aux tâches ménagères, et ce, sans cri, sans punition ni récompense.
« Cette compétence —être attentif, puis agir— est une valeur et un objectif si importants pour les enfants que de nombreuses familles mexicaines (et sud-américaines) ont un terme pour la désigner : on appelle cela être acomedido. L’idée est complexe : il ne s’agit pas seulement d’accomplir une tâche ou une corvée parce qu’on vous a dit de la faire, mais de savoir quelle est l’aide appropriée à un moment donné, parce que vous êtes attentif. »
Le livre de Michaeleen nous ouvre les yeux sur la façon dont nos habitudes parentales contribuent en Occident à co-créer une société où l’individualisme règne en maître. Depuis mon adolescence, j’ai l’intuition qu’il existe forcément une meilleure manière de vivre que la nôtre. Comme beaucoup de parents, j’ai cherché et cru que l’enseignement « alternatif » allait revitaliser notre manière de concevoir la transmission, l’éducation. D’une part, ces méthodes pédagogiques sont presque exclusivement inspirées de la vision occidentale et sont plus souvent palliatives que réellement ressourçantes et innovantes. Et, d’autre part, nous, les parents, avons imprégné nos enfants, dès leur naissance, de nos comportements familiaux qui sont pour la plupart des répétitions (ou des oppositions) de ce que nous avons nous-mêmes subi.
Et si nos comportements parentaux étaient la cause de ce manque d’entraide, de coopération ?
« En commençant dès le plus jeune âge, les enfants apprennent —et expérimentent— quelle est leur place au sein de la famille. En incluant un tout petit dans une tâche, le parent dit de fait à son enfant : "en aidant et en participant à ton niveau, tu es un membre actif de la famille." À l’inverse, si vous découragez constamment un enfant d’aider, il finit par croire qu’il occupe un rôle différent… »
Comment notre culture occidentale complique ce qui peut être simple, contrôle plutôt que fait confiance, divise plutôt que réunit, ridiculise ce qu’elle ne peut concevoir, exclut les personnes qui ne pensent pas comme elle, nous en avons une magistrale mise en lumière depuis presque deux ans !
Avec beaucoup de fraicheur et d’humour, ce livre balaye beaucoup d’idées reçues :
« La psychologie a un biais considérable, la vaste majorité des études n’étudient que les personnes d’ascendances européennes et, pourtant, les personnes d’origines européennes ne représentent qu’environ 12 % de la population mondiale. Un biais occidental ne constitue pas un problème si le but de la recherche est de comprendre les comportements et les manières de penser des Occidentaux. Cela devient un problème majeur si le but de ces études est de comprendre comment les humains pensent et se comportent… »
Nous avons créé un monde parallèle pour nos enfants alors que le plus grand désir de ceux-ci est de faire partie du nôtre.
« Les activités centrées sur les enfants et uniquement conçues pour les enfants sapent cette motivation pour le travail en équipe et donnent à l’enfant l’impression d’être dispensé de toute responsabilité familiale. »
88 % de la population le sait, il est bon de le rappeler aux 12% dont je fais partie : faire quelque chose avec autrui nous rend heureux.
Que croyez-vous être le plus amusant pour un enfant ? Jouer tout seul à faire semblant de faire la vaisselle avec des bidules en plastique conçus exclusivement pour lui ou de la faire avec nous avec de la vraie vaisselle ?
Cela demande aux adultes de la patience, peut-être même beaucoup de patience…
« La routine de nos vies parentales s’est emballée, elle va dix fois plus vite et nous sommes devenus angoissés et agités… Nous partons du principe que nos enfants doivent être occupés en permanence, doivent avoir des activités spécialement conçues pour eux. »
De retour du Yucatán, Michaeleen et son mari renoncent aux activités centrées sur l’enfant. Mais le grand changement a lieu quand ils décident d’intégrer leur fille dans les tâches domestiques. Plutôt que de courir d’une activité à l’autre, ils ont mis en place un rituel du samedi et dimanche matin qui consiste à s’occuper des tâches domestiques tous ensemble, mari, femme et enfant ! Quel bonheur !
« En accueillant les enfants dans le monde des adultes, vous leur confirmez qu’ils font partie de l’équipe familiale. »
Tous les enfants du monde ont le désir inné d’aider.
Malheureusement, me diriez-vous, cet élan ne dure pas… Quelques années plus tard, on attend longtemps avant qu’un enfant ne se lève pour nous aider. On se fâche, on exige, on met des listes de tâches à faire partout et, là aussi, pas grand-chose ne se passe. « Je dois leur demander dix fois par jour de faire leurs tâches. Pour finir, c’est plus fatiguant que de les faire moi-même », me raconte une maman lasse du comportement de ses ados.
Bien souvent, hélas, quand l’élan spontané était là, nous ne nous sommes même pas rendus compte que nous n’acceptions pas leur aide. Était-ce par fatigue ou était-ce pour aller plus vite ? J’ai du dire aux miens un nombre incalculable de fois : « Va jouer, laisse-moi terminer ma tâche ! »
« Autrement dit, les bambins naissent dotés de tous les ingrédients nécessaires pour devenir acomedidos, partout, même dans le monde occidental. Ce qui diffère, c'est la manière dont les parents abordent ce désir spontané d’aider. »
Avant la création d’Almapola, j’étais artiste-intervenante dans différentes écoles. J’intervenais surtout dans ce qui s’appelle les zones prioritaires d’éducation et je suis allée quelques années aussi dans des quartiers plus bourgeois.
C’était incroyable la différence d’énergie et d’ambiance qui régnait dans ces différentes écoles. Par exemple, j’arrivais à l’école de la place Bethléem à Saint-Gilles les bras chargés de parfois quatre ou cinq sacs remplis de matériel. À peine avais-je posé un pied dans la cour de récréation qu’une dizaine d’enfants joyeux et souriants accouraient pour me dire bonjour et prendre mes nombreux sacs pour les porter jusqu’à la classe dans laquelle j’allais intervenir. Je n’avais pas assez de sacs pour satisfaire tout ce petit monde. Les enfants déçus de n’avoir pu m'aider me suppliaient d’être prioritaires la semaine suivante ! Ces enfants étaient toujours attentifs et me devançaient avec joie pour me proposer leur aide pendant l’atelier !
Un autre décor, une autre ambiance, le Sacré-Cœur de Barvaux-sur-Ourthe où je suis intervenue deux années de suite. J’entrais dans l’école, j’avais l’impression d’être transparente malgré le volume de matériel que je déplaçais avec moi. Personne ne me saluait, même les élèves qui me connaissaient détournaient le regard. C’était avec beaucoup de difficulté que j’arrivais à me frayer un passage parmi les élèves dans les couloirs étroits de ce Sacré-Cœur. Un jour, l’accès à l’escalier était obstrué par une dizaine de jeunes assis sur les marches. Je leur demandais gentiment de me faire un passage pour que je puisse passer. Se retourne alors une jeune fille qui me déclara : « Tu vois bien qu’on est occupé ! » Bien sûr, en classe en présence de leur professeur, leur attitude était tout autre ! Je pouvais enfin entendre : « Bonjour Estelle ! »
Et si les Occidentaux avaient tout faux en matière d’éducation ?
Je souris en coin quand de nombreuses personnes pensent et déclarent encore que c’est par l’éducation qu’on mettra fin à la violence, au terrorisme. Laquelle ? La nôtre ?
N’avons-nous pas surestimé nos valeurs éducatives ? N'avons-nous pas tout simplement créé une quantité de problèmes, comme la période du « non » ou l’adolescence que d’autres cultures ne connaissent pas ?Ne les avons-nous pas apporté et imposé partout là où nous avons envahi d’autres cultures sans le moindre respect ? Nous avons joué le rôle du professeur et assujetti des millions d'individus, et ce, pendant des siècles ! Voici ce qu’écrit en 1548 Etienne de la Boétie à l’âge de 18 ans :
« Il ne peut y avoir d’amitié là où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société. Ils ne s’aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. »
Contrairement à la servitude qui nous enferme dans le confort de l’irresponsabilité, être « acomedido » nous rend libres, responsables et heureux car comme l’expliquait, de façon on ne peut plus concise, mon professeur de Qi-Gong : angoisse = trop de moi !
L’année 2021 se termine dans quelques heures, le cycle de domination se clôture également… par une autre façon de vivre ensemble, en famille, en société.
2022 c’est beaucoup de deux. Dans ce duo quotidien, nous avons le choix : l’opposition, la division, ou retrouver un équilibre dans cette dualité, écouter nos différents points de vue et retrouver ce qui nous réunit afin de surpasser nos différents, nos peurs et de construire ensemble une nouvelle civilisation « acomedida. »
Je vous souhaite une belle année avec 22 nouvelles habitudes qui nous rendent libres, heureux et bienveillants !
« Il ne peut entrer dans l’esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude puisqu’elle nous a tous mis en compagnie » Etienne de la Boétie
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